COMMENT ÉCRIRE DES VERS LATINS ? (II)

 

Poésie métrique et poésie rythmique

Mon exposé sur la façon d'écrire des vers latins ne serait pas complet si je me limitais à la poésie antique essentiellement fondée sur un rythme donné par les quantités, brèves ou longues, et donnant lieu à toutes sortes de combinaisons complexes dont l'hexamètre dactylique est la plus connue.

En effet, à l'époque appelée Moyen-Age, a fleuri une poésie latine non moins remarquable qu'on appelle "rythmique" et dont les règles ou contraintes sont différentes de celles des poètes romains. Ce type de poésie peut être pour nous et pour nos élèves un exercice tout aussi profitable et plaisant.

L'origine de la poésie rythmique

C'est l'article du Finlandais Tuomo Pekkanen, paru dans le numéro 122 de la revue néolatine Melissa, qui m'a donné le désir et les moyens de m'essayer à la poésie latine rythmique. Ce latiniste sait de quoi il parle : il a traduit les 22795 vers du Kalevala, l'épopée antique de son pays, en vers latins rythmiques. C'est dire aussi que cette poésie latine-là, tout comme l'autre, n'est pas qu'un souvenir du passé pieusement chéri par les amoureux du latin.

Tuomo Pekkanen rappelle que cette poésie a produit ses meilleures œuvres et nos meilleures références vers les XIème et XIIème siècles. Certaines sont restées célèbres, comme les Carmina Burana ou les séquences qu'on chante encore dans l'Eglise catholique aujourd'hui : Veni Sancte Spiritus, Stabat mater, Dies irae, etc. Cette poésie trouve bien sûr des racines dans celle de l'Antiquité. Qu'on pense aux Carmina d'Horace, qui respectent avec virtuosité divers systèmes de strophes et de vers en même temps qu'un nombre précis de syllabes, et où l'on voit même apparaître des rimes (cf la première strophe de l'Ode XIII, du livre III, "O fons Bandusiae"). Il serait cependant injuste de considérer la poésie latine médiévale, à l'instar de la langue, comme une poésie antique dégénérée. C'est pourtant l'impression qui pourrait ressortir de certaines explications, comme celles de Keith Sidwell, dans Reading Medieval Latin (Cambridge University Press, p.58) :

"The loss of the direct tradition of classical teaching in the fifth and sixth centuries had two consequences: (1) it made the composition of quantitative poetry difficult and so medieval poets made many errors (marked in this book as exceptions), (2) the loss of the quantitative system led (by a process detectable in mid-fifth-century poems by Caelius Sedulius and Auspicius of Toul) to the increasing use of end-rhyme and stress rhythm. By the eighth century it is common to find poets writing in both quantitative and rhythmic verse…"

Pour se convaincre qu'il s'agit bien d'une nouvelle poésie, plus adaptée peut-être à la prononciation du latin médiévale, une poésie plus proche aussi de notre oreille qui est plus sensible, dans de nombreuses langues modernes, au jeu des intonations et des assonances qu'à celui des quantités syllabiques, il suffit de relire avec Tuomo Pekkanen les premiers vers du célèbre poème O Roma nobilis, composé vers 900 sur un thème très classique, ou ceux de la non moins célèbre confession de l'Archipoeta, aux accents personnels si modernes :

O Roma nóbilis, orbis et dómina

cunctarum úrbium excellentíssima,

roseo mártyrum sanguine rúbea,

albis et vírginum liliis cándida ;

salutem dícimus tibi per ómnia,

te benedícimus – salve per saécula !

Les vers sont tous duodécasyllabiques, et la règle rythmique que s'est fixée l'auteur est que les mots placés à la fin de chaque vers – et de chaque hémistiche - aient un accent sur l'antépénul-tième. Pour autant, qu'on ne cherche pas de structure métrique : les fins d'hémistiches ne sont pas toutes des dactyles ; à la fin des vers, domina forme un tribraque, tandis que saecula (ae étant prononcé é, comme une seule syllabe donc) forme un dactyle. Au début des vers, certaines syllabes sont atones (cunctarum, salutem) tandis que d'autres sont frappées par l'accent tonique (roseo, albis), ce qui confère à la strophe le charme d'une varietas mélodique.

Aestuans intrínsecus / ira veheménti

In amaritúdine / loquor meae ménti :

Factus de matéria / levis eleménti

Folio sum símilis / de quo ludunt vénti.

Tandis que le premier hémistiche de ces vers de 13 syllabes est heptasyllabique et se termine par le schéma rythmique _ ~ _ _ , le second est hexasyllabique et se termine par le schéma rythmique _ ~ _ . On ne peut pas parler de vers dactyliques puisque materia et similis ont une antépénultième brève mais c'est elle qui porte l'accent du mot. Enfin, la rime, un spondée, est d'autant plus notable qu'elle est la même dans toute la strophe, comme dans O Roma nobilis.

Les règles essentielles de la poésie rythmique

Tuomo Pekkanen les rappelle en s'appuyant sur les meilleurs versificateurs, surtout ceux du XIIème siècle :

1) La plus importante est de respecter dans le vers un certain nombre de syllabes, quel qu'il soit selon l'architecture de la strophe.

2) La suivante est celle de la rime, rarement absente de cette poésie. Si possible une rime au moins suffisante (de deux sons).

3) La troisième règle est le respect de l'accent tonique du dernier mot du vers (voire de l'hémistiche). L'accent, avec les syllabes atones, permet aussi de distinguer vers descendants (trochaïques ou spondaïques) ( — ˘ ou — —) et vers ascendants ou iambiques ( ˘ —).

4) Il faut ajouter que ni l'élision ni le hiatus ne sont admis dans cette poésie qui veut que toutes les lettres soient prononcées (même les finales des mots en m ) et qu'une voyelle s'appuie toujours sur une consonne précédente.

J'ajoute que certaines diphtongues furent perçues dès l'Antiquité comme une seule syllabe ( ae se disait é au Moyen-Age, au se prononçait o ; qu'on étudie les diphtongues dans les vers d'Horace ci-dessous). En écrivant de la poésie rythmique, j'ai respecté ces prononciations.

Toutes ces règles, on le voit, font de ce type de poésie une poésie très proche de la nôtre, et sur laquelle, de ce fait, nous et nos élèves pouvons nous exercer plus facilement, peut-être, pour nous initier à la versification latine. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ces règles (et celles qu'on se donne en plus pour un poème donné) obligent tout de même à une fructueuse recherche du vocabulaire et des tournures qui pourront à la fois exprimer notre pensée et "rentrer" dans les contraintes proprement poétiques.

Exemples personnels

On peut bien entendu s'essayer à faire de tels vers à partir de ses propres idées, bien que ce ne soit pas forcément l'amorce la plus facile, puisqu'elle demande l'étincelle de quelque inspiration (cf mon premier article Pourquoi et comment écrire des vers latins ?). Cette inspiration me fut donnée par le désir que j'avais de répondre avec des vers latins au faire-part de naissance d'une collègue de latin, qui venait de mettre au monde un petit Thomas. La lecture de l'article de Tuomo Pekkanen, peu après, me décida à écrire mes premiers vers rythmiques. Cela donna ce poème acrostiche :

Tándem ô púer, nóvem post ménses,

Hómines pétis, éis os praébes,

Oscula príma tíbi dant túi.

Máscule púlcher, múndo sis décus,

Actor quiétis, laésis amícus ;

Sit tibi ríma pássa salúti.

- Les vers sont de 10 syllabes (5 + 5) et les accents toujours sur la 1ère, la 4ème, la 6ème et la 9ème, de sorte que la 1ère et la 6ème sont suivies de syllabes atones. Cela crée un rythme qui n'est pas sans monotonie, piège principal de la poésie rythmique (on peut toujours entendre ces vers comme une berceuse propitiatoire !).

- Les rimes sont de type AABCCB mais, pour accentuer la musicalité du texte, les premiers hémistiches riment entre eux selon le schéma ABCABC.

Peu après, j'ai repris le principe de la poésie acrostiche en pensant à une amie gravement atteinte du cancer, Anne. Un tout autre sentiment est la source de l'inspiration. J'ai varié aussi le nombre de syllabes, le rythme et le schéma des rimes :

Cuidam amicae graviter affectae, Annae.

Anícula nón es, Nec úmquam tuéris

Nequítiam sórtis Annósque crudéles.

Nám, cum irridéris, Núlli par subrídes,

Angelos iam vídes, Elegans et mítis.

- Le poème est triplement acrostiche, et le rythme très précis dans chaque hémistiche, avec une variation à partir du 3ème vers ; les rimes embrassées des hémistiches sont les mêmes que celles des vers, mais inversées : ce genre de contraintes extrêmes, loin de compliquer la tâche du poète, l'aide en réduisant le champ des possibles.

Pour ceux qui ne seraient pas inspirés, Tuomo Pekkanen conseille la traduction de vers métriques antiques en vers rythmiques : on y trouve en effet des idées et du vocabulaire. Il "ne reste qu'à" trouver le rythme et les rimes, en éliminant les élisions et les hiatus. L'exercice est très intéressant avec des élèves. Commençons donc par leur montrer un exemple personnel. J'ai choisi pour cet exercice les trois dernières strophes de l'Ode XVIII du livre II d'Horace, sur le thème impérissable (et évangélique) de la mort qui attend aussi le riche. Horace est un tuteur précieux car ses strophes et ses vers nous guident et nous donnent une structure à partir de laquelle des fantaisies et des actualisations sont possibles, qu'il ne renierait peut-être pas :

Carmen Horatianum II, 18 (fin).

Nulla certior tamen

Rapacis Orci fine destinata

Aula divitem manet

Erum. Quid ultra tendis ? Aequa tellus

Pauperi recluditur

Regumque pueris, nec satelles Orci

Callidum Promethea

Revexit, auro captus. Hîc superbum

Tantalum atque Tantali

Genus coercet, hîc levare functum

Pauperem laboribus

Vocatus atque non vocatus audit.

Versio rhythmica mea

Núlla cértior áula

Rapácis mórtis ómni déstináta

Univérsos atténdit

Pecúniósos áut non. Túnc revéllit

Aequa Párca poténte

Regáles cúltus, néc deórum préce

Cállidíssimus hómo

Exíre pótest éx inférno cávo.

Praéses hîc Amerícae

Vivórum fórmam nón praescríbit vítae ;

Altióris est súpplex ;

Mendácum ílle cúm mendícis iúdex.

- La strophe d'Horace est faite de vers trochaïques heptasyllabiques ( —˘/—˘/—˘˘ ) alternant avec des vers archiloquiens de 11 syllabes ( ˘—/ ˘—/—//—˘/—˘/—~).

- Horace m'a inspiré un rythme de départ (descendant dans les vers courts, ascendant puis descendant, après la césure du 5ème pied, dans les vers longs). Le 2ème pied des vers courts, qui est chez Horace un trochée, devient le plus souvent un dactyle dans les vers rythmiques, mais qu'on ne cherche pas dans les vers courts des mètres très précis : c'est le nombre des syllabes (que j'ai conservé identique) et ce sont les rimes (qui n'existent pas chez Horace évidemment, et que j'ai voulues suivies mais toutes différentes) qui m'ont guidé in fine. Cependant, il y a dans les vers longs une parfaite adéquation entre les mètres et le rythme de l'accent tonique.

- L'allusion à l'actualité dans la 3ème strophe, selon la manière de faire d'Horace lui-même, montre comment l'on peut adapter les anciens thèmes (Parca, infernum) et les modèles poétiques de l'Antiquité à ce que nous vivons aujourd'hui.

Tuomo Pekkanen propose enfin un second type d'exercice et d'entraînement : traduire les vers d'un poète moderne en vers latins rythmiques. Sans forcément trouver des rimes, puisque des vers sans rimes peuvent être extrêmement poétiques, et en choisissant des poèmes et des vers courts (quadri-, hexa- ou octosyllabiques). Pour ma part, j'ai fini par tenter l'exercice avec une poésie courte mais célèbre d'Arthur Rimbaud, mon homonyme et maître en vers néolatins :

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l'amour infini me montera dans l'âme,

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

Arthur Rimbaud, Mars 1870.

Sensus

Aestáte véspere, tramítibus íbo

Céspitem térere, spíca me pungénte

Dúlci, quem mádidum stríngens somniábo.

Capíllos vólam tum intérlui vénto.

Núlla dicénte me, ménteve volvénte,

Amóre fúnditus ánima mi fúsa,

Sempérque lóngius tum íbo vagándo

Natúrâ, laétus ut féminâ coniúnctâ.

Olivarius Rimbault m.Oct.a.MMIV scripsit.

- Tuomo Pekkanen a raison : même si la traduction latine d'un poème moderne peut laisser à désirer, elle garde quelque chose de sa source qui peut communiquer, au-delà d'une performance scolaire plus ou moins réussie, quelque chose qui touche le lecteur. Bien sûr, c'est un autre texte, qui ne peut garder du premier ses effets stylistiques. Mais il revient au traducteur d'en trouver de semblables ou de nouveaux, propres à la langue latine et à la versification rythmique.

- J'ai d'abord conservé aux vers le même nombre de syllabes, et malgré cette contrainte, et les autres, il n'y a qu'un mot, qu'une idée du poème d'Arthur Rimbaud que je n'ai pu "loger" peu ou prou dans les vers latins : c'est le bleu des soirs d'été.

- Je me suis penché ensuite sur le rythme propre au poème français. S'il varie d'un vers à l'autre et dépend aussi de la lecture qu'on peut faire de chaque vers, il m'a tout de même suggéré une idée de départ : "J'iraí par les sentiérs": _ ~ _ _ _ ~ traduit au plus près par "tramítibus íbo": _ ~ _ _ ~ _ , puisque le latin exclut qu'un mot fût accentué sur la dernière syllabe (à quelques très rares exceptions près : les curieux peuvent relire notre article Quomodo recte enuntientur verba Latina – "Leges minus saepe occurrentes" !). Pour avoir la même variété de rythme que le poème de Rimbaud, j'ai choisi des rythmes différents dans les hémistiches, même s'il importait seulement que ceux-ci aient la même finale, ~ _ _ pour les premiers, et ~ _ pour les fins de vers.

- Il était tentant de chercher des rimes croisées et toutes différentes comme celles de Rimbaud. Mais la traduction m'a obligé à me détourner de cette idée, ce qui donne un retour des rimes B et A qui unit la seconde strophe à la première dans le poème latin, tout en laissant apparaître la rime croisée C que j'ai voulue en – a, comme dans le texte original (âme, femme) où elle traduit parfaitement avec le genre et la connotation de ces deux mots le thème final de la féminité sensuelle de la Nature, personnifiée par la majuscule. Le traducteur peut amplifier les jeux de sonorités à l'intérieur des vers ou d'une césure à l'autre, comme j'ai essayé de le faire.

- On ne réussit pas toujours à rendre les mêmes rejets, ou à mettre en valeur les mêmes mots ("Rêveur") mais le rejet de dulci montre que le traducteur peut prendre une liberté rejoignant l'intention de l'auteur, que le titre ici suggère clairement. Il serait également très maladroit de vouloir garder l'ordre des mots français. Ne perdons pas de vue que cet exercice nous aide à approfondir notre science c'est-à-dire notre "sensation" correcte du latin.

Ad ea concludenda

J'espère avoir suffisamment démontré par ces lignes et ces vers que les conseils de Tuomo Pekkanen valent la peine d'être suivis. Lui-même conclut son article en disant :

"Ars (versificationis) vertendo, imitando, antiqua argumenta variando acquiritur atque, ut in meis discipulis vidi, haud longa exercitatione opus est, antequam studentes academici, aliquantula vena poetica praediti, Musis adiuvantibus etiam suos animi sensus et cogitationes versibus Latinis describunt."

Je peux en témoigner pour moi-même : il ne m'a fallu que quelques heures pour composer chacun de mes poèmes. L'exercice n'est pas plus difficile qu'un thème classique, si l'on a, en plus du dictionnaire de thème, l'indispensable Gradus ad Parnassum ou le Thesaurus poeticus. Il est très utile aussi qu'on ait quelque peu dans l'oreille les quantités les plus fréquentes de la langue latine (cf notre article Quomodo recte enuntientur verba Latina), notion injustement négligée dans l'enseignement actuel et que les élèves les plus jeunes et les plus doués acquièrent aussi facilement que la prononciation de l'anglais ou de l'espagnol !

 

Olivier Rimbault, Toussaint 2004.