POURQUOI ET COMMENT ECRIRE DES VERS LATINS ?

Cur ?

- Ce n'est certes pas pour la gloire : personne ne vous lira ; qui s'intéresse aujourd'hui, même parmi les professeurs de latin, aux quelques vers produits de nos jours dans la langue de Virgile, puisqu'il est entendu que le latin est une langue morte et que les Anciens sont des modèles inimitables ? L'internet et la masse de lecteurs potentiels qu'il est capable d'offrir ne doit pas non plus nous illusionner, et les présents conseils eux-mêmes n'y sont pas publiés sans une certaine naïveté.

- De plus, le problème est que très peu de gens sont capables d'apprécier et de juger vraiment la qualité d'un vers latin, puisque la musique et l'harmonie de la langue avec son accentuation, et donc celles, redoublées, de son expression poétique, ont été peu à peu éliminées de l'enseignement et des manuels de latin, à la fin du XXe siècle, par des enseignants qui ne les savouraient plus. Place à la lecture méthodique ou analytique des traductions !

- Par conséquent, c'est surtout pour soi-même que l'on écrira des vers latins, et ce, pour trois raisons possibles : la première est que, tout simplement, un amour passionné de cette langue peut nous inciter à en faire l'essai. Mais tous les passionnés d'une langue ne sont pas poètes, et parmi les poètes, il y en a de bons et de moins bons ! Ne soyons donc pas complexés mais savourons – c'est la seconde raison – la fierté enfantine d'avoir trouvé un vers correct qui nous plaît, fierté à laquelle peut se greffer le plaisir de ressusciter une activité qui faisait encore partie de l'enseignement du latin dans certaines classes au XXe siècle. Troisième et dernière raison : les règles de prosodie et de métrique latines sont tellement strictes que la volonté d'y couler notre pensée est l'une des plus formatrices que je connaisse pour enrichir notre vocabu-laire latin et développer une connaissance active de la langue qui fait si dramatiquement défaut dans l'enseignement actuel. Ecrire des vers latins, c'est un excellent exercice de thème !

Quomodo ?

- Il faut d'emblée l'avouer : cet exercice requiert beaucoup de persévérance, car les règles sont si strictes et une longueur peut si facilement nous échapper que souvent de nombreuses heures de travail sont nécessaires pour produire quelques vers corrects. Si l'on n'a pas cette qualité au préalable, on pourra peut-être la développer grâce au latin ! Et comment les recommandations de Boileau, dans son Art Poétique, ne vaudraient-elles pas pour ceux qui auraient la lubie d'écrire dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle :

"Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :

Polissez-le sans cesse et le repolissez ;

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez."

- Cette nécessité de trouver des synonymes en fonction des quantités requises par le pied et la césure rend pratiquement indispensable un dictionnaire poétique comme le Gradus ad Parnassum ou le Thesaurus poeticus de L.Quicherat, souvent réédités au XIXe siècle, et assez faciles à trouver, pour cette raison, chez les bouquinistes (à des prix très variables). Comme ce genre d'ouvrage est à la fois un dictionnaire des synonymes et des idées (puisqu'on y trouve aussi pour la plupart des mots des périphrases et des épithètes), on pourrait même rêver à juste titre d'une réédition moderne et internationale…

- Si vous avez et la persévérance et le Gradus ou le Thesaurus, il vous manque encore quelque chose : il faut aussi (cela paraît bête à dire) avoir quelque chose à exprimer. J'ai passé de longues minutes infructueuses devant une feuille blanche, avec le seul désir d'écrire quelques vers, et c'est quand l'émotion m'a saisi (colère, abattement, souvenir heureux, espérance, etc) que s'est produit en moi le curieux phénomène de l'inspiration : on se sent habité par une parole qui veut sortir, et qui veut sortir en latin ! Mais ce qu'on enfante à ce moment-là, c'est le premier jet, qui nécessitera ensuite de nombreuses heures de polissage !

- Pour produire l'œuvre poétique, je conseille donc, dans un premier temps, de ne pas hésiter à exprimer ses idées en prose ou dans le mélange de prose et de poésie qui nous vient en tête. Dans un deuxième temps, on s'efforcera de faire entrer l'essentiel de ces idées dans le rythme du vers (l'hexamètre est sans doute le plus facile pour commencer) (1). Dans un troisième temps, il faudra relire ses vers pour leur donner de bonnes césures (non pas bonnes au regard d'un quelconque canon mais parce que les césures donnent un plus joli rythme au vers) (2). Avec l'entraînement, on cherchera les mots en même temps que les césures.

- Bien des conseils plus techniques pourraient s'ajouter à ceux-là : ne pas abuser des élisions sauf avec une intention d'allitération, ne pas abuser des termes rares et compliqués et des allusions pouvant échapper facilement au lecteur moderne, sauf avec une intention satirique. A côté de ces recommandations négatives, on en trouvera dans l'introduction du Gradus sur les cadences aptes à exprimer les divers sentiments (3) et sur les figures les plus latines. Nous rappelons ci-dessous les principales règles métriques pour la composition d'un hexamètre (pour la prosodie, élément indispensable, se rapporter à une grammaire latine. Celle de Nathan – Cart, Grimal, Lamaison, Noiville – a le mérite d'indiquer toutes les quantités).

(1) DES PIEDS DE L'HEXAMETRE :

- Ils sont de deux sortes, correspondant à 4 temps : le spondée (——) ou le dactyle (—˘˘).

- Il faut d'abord bien sentir que dans chacun de ces deux pieds, le premier temps (la première syllabe, qui est toujours longue) est plus fortement marquée que les autres : c'est le temps fort (l'arsiw des Grecs et la thesis des Latins) ; il apparaît dans nos exemples avec des majuscules.

- L'hexamètre, comme son nom l'indique, compte six pieds. Les quatre premiers sont indiffé-remment des spondées ou des dactyles, le cinquième presque toujours un dactyle (s'il est un spondée, c'est par un effet voulu, qui doit rester rare ; l'hexamètre est alors appelé spondaïque et non plus dactylique. Il faut alors que le 4ème pied soit un dactyle). Enfin, le sixième et dernier pied est soit un spondée (deux syllabes longues) soit un trochée (longue + brève) :

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris

ARma vi

RUMque ca

NO TRO

JAE QUI

PRImus ab

ORIS

1

2

3

4

5

6

- Le plus souvent, toute syllabe terminée par une voyelle, une diphtongue ou un m (am, em, im, um) s'élide (c'est-à-dire ne compte pas dans le vers) si elle est suivie d'un mot commençant par une voyelle, une diphtongue ou un h :

………………………….MEn(e) IliACIS ocCUMbere CAMpis

NON potuISSe, tuAqu(e) anim(am) HANC EFFUNdere DEXtra !

N.B.

1° Les interjections o, ah, proh, heu, etc ne s'élident pas et font hiatus : Heu ! ubi pacta fides ?

L'élision d'une voyelle longue ou d'une diphtongue (forcément longue) suivie d'une brève (ou d'une syllabe h + voyelle brève) est à éviter. Les terminaisons en m sont d'ailleurs des syllabes brèves en soi. Mais qu'on se souvienne que des monosyllabes "brefs" comme et, in, it, etc, pouvant entraîner l'élision deviennent longs s'ils sont suivis d'un mot commençant par une consonne (puisqu'une voyelle brève s'allonge quand elle est suivie de deux consonnes).

- C'est ainsi que j'ai préféré réécrire le vers Nol(i) ita vic(i) ultra fines intendere mentem parce qu'il avait trois défauts : le i de noli est long alors que celui de ita est bref ; la seconde élision n'est pas forcément très claire pour le sens ; à cause des élisions, il n'y a qu'une césure, hephtémimère (cf ci-dessous). J'ai donc préféré écrire :

Noli sic ultra fines intendere mentem, ce qui changeait très peu de choses et donnait un sens plus abstrait au vers.

Dans les deux derniers pieds de l'hexamètre, les deux temps forts doivent correspondre à une syllabe naturellement accentuée (par l'accent dit tonique). La prononciation de TOUS les mots latins est en effet plus marquée sur l'avant-dernière syllabe dite pénultième (si elle est longue) ou sur l'antépénultième (si la pénultième est brève), voire sur la dernière syllabe du mot si –que est accolé à ce mot : "Animus" mais "aMIcus" et "aniMUSque", "amiCUSque".

- C'est ainsi que j'avais tort d'écrire : "sed quadam gravitate salubri QUAM tribuIT fas" car l'accentuation naturelle veut que la première syllabe de "tribuit" corresponde à un temps fort du 5ème pied, ce qu'elle n'est pas (ici c'est "quam"), alors que la dernière ("-it ") est le temps fort du 6ème pied, alors qu'elle n'est pas accentuée naturellement. Il suffisait de trouver la périphrase suivante pour faire un vers correct : "sed quadam gravitate salubri SORte triBUta".

On remarquera par les exemples déjà donnés que chacun des six pieds de l'hexamètre commence nécessairement par une syllabe longue ; la césure est précisément une syllabe longue qui finit un mot en même temps qu'elle commence un pied. Donc toute syllabe qui s'élide ne peut former une césure.

(2) DES CESURES DE L'HEXAMETRE :

- "En général, plus un vers hexamètre a de césures, plus il est harmonieux" lit-on dans le Gradus ad Parnassum de Fr.Noël (ed.1841, p.xvi), qui donne l'exemple suivant :

Accipitrem metuens pennis trepidantibus ales

ACcipi

TREM metu

ENS PEN

NIS trepi

DANtibus

Ales

 

césure

cés.

cés.

 

 

- Une césure au milieu d'un pied est toujours meilleure qu'une césure entre deux pieds, qui aboutit à un rythme moins fluide et balancé, que les mots "hâchent" au lieu de l'entraîner.

- Konrad M.Kokoszkiewicz, l'initiateur polonais du forum internet consacré aux essais poétiques d'aujourd'hui, Grex poetarum scribentium Latine, y avait un jour rappelé les quatre sortes de césures de l'hexamètre :

La césure penthémimère (caesura semiquinaria), la plus fréquente, après le 3ème temps fort ou 5ème demi-pied :

AEneaDUM / geneTRIX // homiNUM / DEUMque voLUPTAS

Cette césure, comme on le voit dans cet exemple, est souvent accompagnée d'une trihémimère, placée après le 3ème demi-pied, ou d'une hephthémimère (cf 3°).

La césure (plutôt rare) placée après le troisième trochée ou penthémimère trochaïque :

SPONte suA sine LEge // fiDEM RECTUMque coLEbat

La césure hephthémimère (caesura semiseptenaria), qui divise pour ainsi dire le vers en trois parties :

PARce taMEN / laceRAre geNAS // NEC SCINde caPILlos

Cette césure est souvent accompagnée d'une trihémimère et d'une penthémimère trochaïque.

La diérèse bucolique (dans la poésie du même nom) est placée entre le 4ème et le 5ème pied :

NAMqu(e) erat ILle miHI / SEMPER deus ; // ILlius ARam

SAEpe teNER NOSTRIS // ab oVIlibus Imbuet AGNUS

Comme on le voit, on trouve cette césure quand le 5ème et 6ème pieds se rattachent, pour le sens, au vers suivant.

Ainsi, alors que j'avais d'abord écrit "sol et venti, montes et vastissima silva", vers correct du point de vue des quantités, j'ai finalement préféré "ventosi montes, sol et vastissima silva" qui dit la même chose, mais avec une césure correcte (penthémimère). J'ai remarqué que cela vaut toujours la peine de relever le défi d'un vers que l'on doit réécrire pour lui donner de bonnes césures. La solution finit par émerger, avec l'aide du Gradus ou du Thesaurus, même si elle paraissait d'abord impossible à trouver. Et souvent cet effort aboutit aussi à des vers plus riches de sens. Versus ingenium persistans parturit aptos. Dixi. Olivier Rimbault

 

(3) DES CADENCES DE L'HEXAMETRE (extraits du traité de Rollin, De la poésie latine) :

Cadences propres à peindre différents objets.

1. TRISTESSE. La tristesse (…) demande à être exprimée par des spondées et par de grands mots, qui donnent aux vers beaucoup de lenteur et de pesanteur :

Afflictus vitam in tenebris luctuque trahebam,

Et casum insontis mecum indignabar amici.

AEn.II, 92.

2. JOIE. La joie, au contraire, étant la vie, la santé, le bonheur de l'âme, elle doit lui inspirer des sentiments vifs, précipités, qui exigent la rapidité des dactyles :

Saltantes Satyros imitabitur Alphesiboeus.

Ecl.V.73.

………… Juvenum manus emicat ardens

Littus in Hesperium.

Aen.VI, 5.

3. DOUCEUR. Pour exprimer la douceur, on choisira les mots où il n'entre presque que des voyelles qui forment beaucoup de syllabes avec très peu de lettres, et dont les consonnes soient douces et coulantes. On évitera les syllabes composées de plusieurs consonnes, les élisions dures, les lettres rudes et aspirées :

Mollia luteolâ pinguit vaccinia calthâ.

Ecl.II.50.

Qualem virgineo demessum pollice florem

Seu mollis violae, seu languentis hyacinthi.

Aen.XI,68.

4. DURETÉ. Pour faire sentir la dureté, on préférera, 1° les mots qui commencent et finissent par des r, comme rigor, rimantur; qui redoublent les rr, ferri, serrae. 2° On emploiera les consonnes rudes, comme l'x, axis ; comme l'aspirée h, trahat. 3° On se servira des mots formés par l'assemblage de plusieurs consonnes : junctos, fractos, rostris. 4° On fera des élisions par la rencontre de mots et de voyelles dont le choc est fort dur : Erg(o) aegre :

Ergo aegre rastris terram rimantur.

Georg.I,534.

………………………. Namque morantes

Martius ille aeris rauci canor increpat, et vox

Auditur fractos sonitus imitata tubarum.

Georg.IV,72.

Una omnes ruere, ac totum spumare, reductis

Convulsum remis rostrisque tridentibus, aequor.

Aen.I,108.

5. LÉGÈRETÉ. Les dactyles sont propres à exprimer la légèreté :

…………………………. Mox aere lapsa quieto

Radit iter liquidum, celeres neque commovet alas.

Aen.V,216.

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Ibid.VIII,595.

6. PESANTEUR. Elle demande des spondées :

Illi inter sese magna vi brachia tollunt

In numerum, versantque tenaci forcipe ferrum.

Georg.IV,174.

 

 

Sites internet consacrés à la poésie néolatine :

- Une autre page didactique (très complète mais en anglais) : http://www.suberic.net/~marc/schnur.html

- Le site le plus complet des auteurs contemporains : http://www.suberic.net/~marc/poesislatina.html

- Tous les poètes italiens du Moyen-Age et de la Renaissance: http://157.138.65.54:8080/poetiditalia/

- Les poètes néerlandais et une liste de liens: http://www.let.leidenuniv.nl/Dutch/Latijn/Heinsius.html

- Le Grex poetarum scribentium Latine: http://www.man.torun.pl/archives/latine.html