JULIEN DE TOLEDE (chroniqueur et évêque, vers 680)

Liber de historia Galliae

(Histoire du roi Wamba, du 1er sept. 672 au mois d'octobre 673)

 

AU NOM DU SEIGNEUR COMMENCE ICI LE LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA GAULE, PUBLIÉE PAR MONSEIGNEUR JULIEN, EVEQUE DU SIEGE DE TOLEDE, AU TEMPS DU ROI WAMBA DE DIVINE MEMOIRE.

AU NOM DE LA SAINTE TRINITE COMMENCE ICI L'HISTOIRE DE L'EXPEDITION ET DE LA VICTOIRE DU TRES EXCELLENT ROI WAMBA, PAR LESQUELLES, POUR SA PLUS GRANDE GLOIRE, IL SOUMIT LA PROVINCE DE GAULE QUI SE REBELLAIT CONTRE LUI.

1. Fréquemment, le récit que l'on fait des triomphes sert à défendre la vertu et entraîne le cœur des jeunes gens à suivre sa bannière, quel que soit le titre de gloire que l'on vante dans les événements passés. L'être humain a en effet une traditionnelle et vive tendance à mollement goûter la vertu qui est en lui, d'où vient qu'on le trouve plus enclin à développer les vices qu'empressé à cultiver les vertus. Et si cette tendance n'a pas été corrigée en permanence par le rappel incessant de certains exemples édifiants, elle se refroidit et s'endort. C'est la raison pour laquelle, dans la mesure où le récit du passé peut soigner les esprits blasés, nous consignons un événement (*) de notre temps afin d'en faire une incitation à la vertu pour les générations futures.

2. Il y eut en effet à notre époque un très illustre roi, Wamba, que le Seigneur voulut établir dans la fonction méritée de prince, un roi que l'onction du prêtre a consacré, un roi que toute la population du pays à l'unanimité a élu, un roi que la faveur populaire a désigné, un roi que les révélations d'un grand nombre de faits très souvent cités présageaient pour le trône avant même qu'il eût pris la charge du royaume. Or, cet homme illustre participait aux funérailles du prince renversé par la mort, Reccesvinthe [653-672], et aux lamentations funèbres, quand soudain tous les assistants, gagnés par la concorde, émus par la singularité de sa physionomie plus encore que par celle de son esprit, proclament qu'ils seraient heureux de l'avoir pour roi ; ils crient, en unissant leurs voix, qu'ils ne veulent pas d'un autre que lui sur le trône des Goths et ils roulent en masse à ses pieds pour qu'il n'oppose pas de refus à ses suppliants. Mais lui, cherchant de tous côtés à s'enfuir, cerné par les crises de sanglots, ne se laisse vaincre par aucune supplication ni fléchir par aucune prière de ses peuples : tantôt il s'écrie qu'il ne sera pas à la hauteur des malheurs si nombreux qui menaçaient, tantôt il proteste qu'il est perclus de vieillesse. Mais tandis qu'il opposait cette âpre résistance, l'un de ceux qui avaient la charge de duc (*), comme avec l'intention d'agir pour tout le monde, eut la hardiesse de lui dire publiquement, tout en jetant sur lui un regard menaçant : "Si tu ne promettais pas sur-le-champ que tu es d'accord avec nous, sache-le, tu serais fendu sur-le-champ par la pointe de mon épée. Et nous ne sortirons d'ici que lorsque notre attroupement aura obtenu que tu sois le nouveau roi ou sinon, lorsqu'une mort sanglante t'aura englouti ici même, aujourd'hui, avec ton refus."

3. Vaincu, non pas tant par leurs prières que par leurs menaces, il finit par céder, et prenant la charge du royaume, il les reçut tous pour les apaiser (*), bien qu'il eût reporté au dix-neuvième jour du mois le moment de l'onction afin qu'il ne fût pas consacré dans sa charge de roi ailleurs que dans la capitale des anciens souverains [Tolède]. Car ces événements se déroulaient dans une petite localité à laquelle les Anciens avaient donné le nom de Gerticos (**) et qui est située dans le territoire de Salamanque, à quelque cent vingt milles de la capitale (***). C'est là en effet que le même jour, à savoir le 1er septembre [672], la vie du roi précédent prit fin et que s'éleva l'acclamation du peuple en faveur de ce choix du successeur susnommé, dont nous avons fait le préambule de notre récit. Il est un fait que ce même homme, pourtant mis en avant par la volonté de Dieu au travers des vœux des laïcs hors d'haleine comme au travers de leurs marques de soumission, alors qu'il s'était déjà vu attribuer de grandes charges dans l'exercice du pouvoir royal, ne toléra pas d'être oint par les mains du prêtre avant de parvenir à sa résidence de la cité royale et d'atteindre la capitale des anciens pères < de la patrie >. C'est là en effet qu'il lui paraissait opportun de recevoir les marques de l'onction sacrée et de prendre le temps nécessaire pour s'assurer du ralliement à son élection de ses sujets éloignés ; son but était évidemment qu'on ne le soupçonnât pas d'avoir précipité les choses par ambition et d'avoir usurpé ou volé plutôt que reçu du Seigneur la marque d'une si grande gloire. Au contraire, il a la grande sagesse de reporter cette cérémonie, et entre dans la ville de Tolède dix-huit jours après avoir reçu le royaume.

4. Quand vint pour lui le moment de recevoir la marque de la sainte onction, dans l'église du palais, celle des saints Pierre et Paul, debout devant l'autel de Dieu où il attirait tous les regards par la royauté qu'il exerçait déjà, il prêta serment à ses peuples selon la tradition. Ensuite, après qu'il s'est mis à genoux, l'huile de la bénédiction est versée sur le sommet de sa tête par les mains du saint prêtre Quiricus et l'abondance de cette bénédiction est manifestée dès l'apparition du signe de salut suivant : bientôt en effet, du sommet même de sa tête où l'huile venait d'être complètement versée, une vapeur semblable à de la fumée s'éleva comme une colonne et de sa tête elle-même sembla jaillir une abeille, signe qui annonçait manifestement le succès qui allait suivre. Et assurément il ne sera pas superflu d'exposer, pour que cela soit bien connu des générations à venir, avec quelle énergie il redressa le royaume, cet homme qui mérita bien de parvenir au faîte du pouvoir, lui qui non seulement ne l'avait pas voulu mais en plus s'éleva très vite et de manière légitime à un si haut rang, forcé même à prendre cette charge sous l'impulsion de toute la population.

5. C'est donc au temps glorieux de ce roi que la province de Gaule (*), qui aimait nourrir la perfidie, est connue pour avoir commis un crime infâme, habituée qu'elle était surtout à se laisser secouer par une fièvre hérétique inimaginable et à nourrir les hérétiques qu'elle avait enfantés. Que n'y avait-il pas en effet de cruel et d'immoral chez elle, elle chez qui l'on pouvait trouver une assemblée de conjurés, le présage de la perfidie, une absence de scrupules dans les oeuvres, de la malhonnêteté dans les transactions, un jugement vénal et, ce qui est le pire de tous ces péchés, la prostitution des Juifs qui blasphèment contre Notre Sauveur et Seigneur lui-même ! Cette province en effet se piégea elle-même en accouchant, si j'ose dire, de sa propre perdition et elle fomenta sa propre ruine en nourrissant les serpents que son sein avait engendrés. La preuve : alors que depuis longtemps déjà, cette région était agitée par ces fébriles mouvements de dissidence, la tempête de la trahison s'éleva tout à coup par la faute d'un seul instigateur abominable, et au travers d'un seul homme la perfide conjuration s'étendit au plus grand nombre.

6. En effet, la renommée de son crime désigne Hildéric comme l'instigateur de cette prise de pouvoir (*) : tandis qu'il gouvernait la cité de Nîmes en qualité de comte, non seulement il s'infligea la réputation de traître, mais il s'attribua même ce titre et cet agissement, après avoir associé à sa dépravation l'odieux évêque de Maguelone, Gumild, et l'abbé Ranimir. Le chef de cette conjuration, tout en allumant le feu de sa trahison chez toutes sortes de gens, tenta donc de pousser l'évêque de Nîmes, Arégius, un homme qui menait une vie de bienheureux, à se souiller lui aussi de cette perfidie. Mais le voyant condamner ses projets d'une bouche intègre et d'un cœur constant, il le priva de la dignité de son rang et de son siège, puis le livra, chargé de lourdes chaînes, aux mains des Francs, sur la frontière de leur royaume, pour qu'ils le traitent à leur guise. Ensuite, en place du prêtre éliminé, il donne l'épiscopat à l'abbé Ranimir, l'associé de sa perfidie. Dans le choix de cet homme, aucune règle n'est observée, aucune recommandation du roi ou de l'évêque métropolitain n' attend < d'être écoutée > ; mais cet abbé, parvenu au paroxysme de son orgueil, est ordonné par seulement deux évêques d'un peuple étranger, contre les interdits formulés par les Pères. Après avoir mené à bien une action si téméraire, ces trois germes virulents de perfidie, Hildéric donc, Gumild et Ranimir, se fixent les frontières de leur conjuration et opèrent la partition de la province de Gaule depuis le lieu qui porte le nom de Montagne du Chameau [Le Pic Saint-Loup] (**) jusqu'à Nîmes, étendant leur conjuration aussi loin que l'infidélité pouvait se séparer de la fidélité. Ensuite, à l'aide de la poignée d'hommes qu'ils ont rassemblée, ils ravagent la population, épuisent ses forces, et toute la province de Gaule se retrouve mise en coupe réglée.

7. Ce bruit a couru jusqu'au roi et bien vite, pour éviter que la sédition ne s'étende davantage (*), une armée est dirigée vers les Gaules, sous le commandement du duc Paul. Lequel Paul, progressant avec l'armée d'un pas lent, brisa l'ardeur de celle-ci par des arrêts répétés. Lui-même s'abstint de combattre et ne dirigea pas les premiers assauts contre l'ennemi ; par cette stratégie, il sapa chez les jeunes gens la rage de combattre dont leurs coeurs étaient enflammés. C'est ainsi que Paul, tombé dans l'état d'esprit de Saül, n'ayant pas voulu agir pour défendre la loyauté, s'efforça de manœuvrer contre la loyauté. Séduit par l'ambition du pouvoir royal, il est subitement dépouillé de sa loyauté. Il salit l'amitié que lui a promise le pieux roi, il oublie ses engagements envers la patrie et, comme quelqu'un l'a dit : "la prise de pouvoir qui a été rapidement préparée (**), il la déclenche dans le secret puis l'arme publiquement." Il agit ainsi selon un plan occulte de manière à ce que sa convoitise du pouvoir suprême [ne] puisse être vue avant qu'elle ne soit connue, quand il eut associé à sa perfidie Ranosind, le duc de la province de Tarragone, et Hildegise, qui avait jusque là la charge de garde du corps (***). S'efforçant donc de réaliser avec une rapidité incroyable, pour ainsi dire, ce que son désir pervers avait imaginé, il réunit des peuples de partout, et proclame faussement qu'il va attaquer les insurgés. Il fixe le jour et indique le lieu où ils iront combattre dans le territoire des Gaules. Argebald, l'évêque de Narbonne, un homme d'une vie exemplaire et propre à se soucier du salut du peuple, comprit cette manœuvre grâce au récit bien renseigné de certaines personnes et il s'efforça autant qu'il put d'empêcher l'accès de sa cité à cet usurpateur (****). Mais cette opinion < qu'Argebald avait de lui > ne resta pas non plus pour Paul un secret. C'est pourquoi, avant que ce prêtre ne pût réaliser ses plans, Paul, à marche forcée, entra tout à coup dans la ville de Narbonne avec son armée, prévint à temps les pièges qu'on lui réservait et ordonna que les portes de la cité fussent verrouillées et sous la garde des gens d'armes qu'il avait délégués. Et quand il eut fini de rassembler dans la cité les soldats dispersés de toute l'armée, la vipère qui présidait à cette perfidie, Paul lui-même, vint se tenir au centre avec quelques-uns de ses associés et fustigea d'abord l'évêque d'avoir tenté de lui interdire l'accès de la cité.

8. Ensuite, désireux de dévoiler son intention d'usurper le pouvoir (*), tout en entamant la fidélité des peuples par une critique mensongère et en enflammant chaque individu du désir de violer les droits de Wamba [susnommé], Paul jure d'abord lui-même à tout le monde que lui ne peut pas le considérer comme son roi ni rester plus longtemps à son service. Mieux encore, il déclare : "Choisissez par vous-mêmes le chef de gouvernement qui s'impose à toute la foule de cette assemblée et apparaît clairement comme notre prince." Sur ce, l'un des conjurés, associé à ce maudit plan, Ranosind, désigne Paul pour son roi et formule le vœu que Paul - et nul autre - fût bientôt son souverain et celui des peuples. Paul vit alors l'occasion de hâter la réalisation de son plan, il donna aussitôt son accord personnel, força même tout le monde à lui prêter serment. Ensuite, il usurpa le titre de roi et avec une audace scandaleuse, il rallia à lui cette bande de conjurés qu'il n'a < donc > pas rassemblée en recourant aux armes mais en usant de perfidie. Car il rallia sans peine Hildéric, Gumild et Ranimir à sa perfidie. Qu'ajouterais-je ? Toute la province de Gaule se ligue tout d'un coup pour prendre les armes de l'insurrection et non seulement celle de Gaule mais même une partie de la Tarraconaise fait une tentative de rébellion. Cependant c'est la Gaule toute entière qui devient soudain un attroupement de traîtres, une tanière de perfides, un conciliabule d'âmes damnées. Et comme Paul voulait y agrandir le nombre des gens associés à sa perfidie, en envoyant et en promettant des cadeaux il obtint d'un très grand nombre de Francs et de Basques le serment de combattre à ses côtés et il resta à l'intérieur du territoire des Gaules au milieu d'une foule d'ennemis, attendant le moment particulièrement favorable où il pourrait entrer dans le territoire des Hispanies pour se battre et où il pourrait revendiquer la couronne du royaume qu'il avait volée au préalable.

9. Au moment où ces événements se déroulaient dans les Gaules, le pieux roi Wamba s'attardait dans le pays des Cantabres (*) car il progressait pour soumettre les fougueuses tribus des Basques par les armes. Et quand le bruit des événements qui se déroulaient en Gaule fût venu jusqu'aux oreilles du roi, il fit bientôt savoir aux officiers du palais (**) qu'il fallait discuter de la question suivante : pourraient-ils, en repartant de là, aller se battre dans les Gaules ou bien retourneraient-ils chez eux, en amassant des renforts de toutes parts, pour lancer leur expédition vers une destination aussi éloignée avec une armée bien plus nombreuse ? Le roi, voyant un grand nombre de ses officiers hésiter dans ce dilemme, s'adresse à toute la troupe en ces termes : "Voilà, soldats ! vous avez entendu la calamité qui vient de surgir et vous avez compris derrière quels moyens défensifs l'auteur de cette sédition s'est retranché. Il faut donc devancer l'ennemi pour le capturer par les armes avant qu'il ne gagne en importance dans l'incendie qu'il a provoqué. Il serait honteux de notre part de ne pas aller à l'assaut pour en découdre avec de tels individus, ou de retourner dans nos demeures avant qu'ils ne meurent. Cela doit nous apparaître comme une ignominie que l'homme incapable de soumettre avec ses propres armes ceux qui se rebellaient contre nous ose lutter contre des hommes aussi glorieux < que nous > ; que l'homme impuissant à défaire au combat un seul de ces individus abjects ose se présenter en ennemi de la nation, comme s'il estimait que nous n'étions que des mauviettes efféminées, puisqu' aucune force armée, aucune ressource, aucun plan ne nous rendrait en mesure de résister à sa prise de pouvoir. Quel est donc le courage de ce pendard si c'est avec les renforts des Francs qu'il nous livre bataille ? Nous connaissons très bien leur façon de se battre, nous n'avons aucune crainte à ce sujet. Il serait donc honteux de notre part que nous tremblions devant ces troupes qui leur servent de bouclier (***) et dont le courage, vous le savez, est toujours inférieur < au nôtre >. Et si l'on s'appuie sur une conjuration de Gaulois pour revendiquer cette usurpation, il faut penser qu'il serait chose vile que la nation située à l'extrémité de la terre ne lui résiste pas, et que ceux chez qui le royaume s'élargit [les Wisigoths] soient troublés par l'agitation de ceux [les Gaulois] qu'ils défendent puisqu'ils les gouvernent depuis toujours. Que donc ce soient les Gaulois ou bien les Francs qui croient devoir, si cela leur chante, revendiquer le crime d'une pareille conjuration, nous, de notre côté, nous devons défendre la renommée de notre gloire en prenant les armes de la vengeance. Ce n'est pas en effet contre des femmes mais contre des hommes qu'il nous faut combattre, même s'il reste évident que les Francs ne peuvent jamais résister aux Goths, ni les Gaulois jamais rien faire de très valeureux sans nos hommes. Et si vous opposez < à ces arguments > le besoin de vivres ou bien de moyens de transports, il sera plus glorieux de notre part de mettre tout cela au second plan et d'obtenir un triomphe dans les difficultés plutôt que de mener dans l'aisance matérielle les guerres qu'on a choisies. L'homme le plus vénérable, en effet, c'est toujours celui qui trouve sa gloire par sa force de résistance plus que par l'addition des moyens. Levez-vous maintenant au signal de la victoire, détruisez la renommée des traîtres ! Tant que le cœur brûle, il faut se hâter sans délai. Tant que la colère excite les cœurs contre l'ennemi, aucun atermoiement ne doit nous freiner ; que dis-je ! s'il est possible d'entreprendre le voyage en partant sans délai, les places fortes de nos ennemis pourront être facilement renversées. Car, comme le dit un sage : "La colère présente est puissante ; si elle est reportée à plus tard, elle faiblit." Il ne faut donc pas faire revenir en arrière le soldat qu'une entrée en guerre énergique rend victorieux. Aussi, ne [le] frustrons pas de la route < la plus > directe. Partons d'ici pour porter la défaite chez les Basques, ensuite poursuivons rapidement notre route pour éteindre la renommée des insurgés."

10. A ce discours tout le monde commence à avoir le coeur enflammé et l'on souhaite voir ces ordres se réaliser. Le roi entre bientôt avec toute son armée dans le pays basque où, pendant sept jours, le pillage exercé en tous sens dans les vallées accessibles, l'attaque des places fortes et l'incendie des maisons ont été si rondement menés que d'eux-mêmes les Basques formulèrent le vœu, moins par des prières que par des cadeaux, qu'on leur laisse la vie sauve et qu'on leur offre la paix, ayant renoncé à la dureté de leur caractère et livré des otages. De sorte qu' après la réception des otages, le versement des tributs et la négociation de la paix, < Wamba > se dirige directement vers les Gaules, en passant par Calahora [Calagurris] et Huesca [Osca]. De là, il divise l'armée en trois bataillons après en avoir choisi les chefs, de manière à ce que l'un se dirige vers Llivia [Castrum Libiae], la capitale de la Cerdagne, le second atteigne le milieu des Pyrénées par la cité de Vich [Ausona], le troisième progresse sur la voie publique, le long du rivage de la mer. Le pieux roi suivait lui-même ce dernier bataillon avec une nombreuse troupe de guerriers. Or, certains impudents dans nos rangs se laissèrent aller non seulement au pillage mais même au scandale de l'adultère, en même temps qu'ils incendiaient les maisons ; aussi le roi vengea ce crime commis à plusieurs reprises en les punissant, eux et les gens de leur espèce, si énergiquement, qu'on pouvait penser qu'il faisait peser sur eux des supplices plus sévères que s'ils avaient agi contre lui en ennemis. En témoignent les prépuces coupés à certains [soldats] adultères ; c'est ainsi qu'il faisait payer pour la fornication le prix exigé par l'outrage. Il disait en effet : "Quoi ! Le verdict de la guerre est maintenant imminent, et il plaît à l'âme de forniquer ? Pourtant, je le crois, vous approchez de l'épreuve de la bataille ; prenez donc garde de ne pas mourir dans vos souillures. Moi-même, si je ne les châtie pas, je quitte ce lieu déjà ligoté. Je m'en vais donc pour être condamné par le juste jugement de Dieu si, en voyant l'iniquité de mon peuple, je ne la punis pas moi-même. Je dois montrer l'exemple. Le prêtre Eli, qui connaissait les divines Ecritures et qui apprit que, pour leurs crimes monstrueux, ses fils, qu'il n'avait pas voulu blâmer, étaient tombés à la guerre, expira lui aussi à leur suite avec les vertèbres brisées (*). Voilà donc ce qui doit nous effrayer, et de la même façon, si nous restons lavés de tout grief, il n'est pas douteux que nous triomphions de notre ennemi." Le roi voyait que s'il donnait à l'armée qu'il faisait glorieusement avancer cette discipline, comme on vient de le raconter, et s'il obligeait le comportement de chaque soldat à se soumettre aux lois divines, le déroulement de la guerre comme la victoire au combat tournaient au fil des jours en sa faveur.

11. La première de toutes les villes rebellées à revenir au pouvoir du pieux roi fut Barcelone [Barcinona] ; ensuite Girone [Gerunda] fut soumise [ou : se soumit]. Paul, toujours funeste, avait donc envoyé à Amator, le vénérable évêque de cette cité, une lettre écrite en ces termes : "J'ai entendu dire que le roi Wamba se préparerait à venir vers nous avec son armée mais que ce bruit ne trouble pas ton cœur ; je ne pense pas en effet que cela puisse se produire. Et d'ailleurs, celui de nous deux que Votre Sainteté verra arriver le premier avec son armée, que Votre Sainteté se dise que celui-là est son seigneur et qu'elle se fasse une obligation de demeurer dans son affection." Voilà ce que le misérable écrivit lui-même, apportant à son insu un juste jugement contre lui. C'est pourquoi l'on rapporte que le pieux roi, en interprétant les termes de cette lettre avec sagesse, aurait dit : "Paul, dans cette lettre écrite de sa propre main, n'a-t-il pas parlé de lui-même ? Or, je pense qu'il a prophétisé, même si c'est sans le savoir." Le roi sortit donc ensuite de la cité de Girone et en progressant au fil des attaques et des combats, il parvint au sommet des Pyrénées. Là, après avoir donné deux jours de repos à son armée, il rétablit l'ordre dans les hauteurs des Pyrénées grâce à ses trois corps d'armée, comme on l'a dit, et dans un triomphe admirable, il prit et obtint la complète soumission des places fortes pyrénéennes appelées Caucoliberi [Colliure], Vulturaria [Ultrera] et Castrum Libiae [Llivia], trouvant dans ces places fortes de grandes quantités d'or et d'argent qu'il laissa comme butin à ses nombreuses troupes. Quant à la place forte qui s'appelle Clausuras [les Cluses], elle fut attaquée par deux armées envoyées devant lui, sous les ordres de deux ducs. Là, Ranosind et Hildegise sont pris eux aussi avec tout le reste de l'armée des traîtres qui avaient convergé en cet endroit pour défendre précisément la place forte, et c'est ainsi qu'ils se retrouvent, les mains enchaînées derrière le dos, exhibés au roi. Mais Wittimir, un conjuré, qui avait été établi à la défense de la Sordonie [le Roussillon] (*) et s'était enfermé < derrière des remparts > (**), comprenant clairement que les nôtres avaient attaqué, s'enfuit aussitôt et rejoignit Narbonne [Narbona] pour rapporter la nouvelle d'un si grand désastre à Paul. Cet événement plongea le tyran dans un grand effroi. De fait, après la soumission de l'armée des places fortes déjà citées, notre pieux roi franchit les Pyrénées et le voilà qui descend dans la plaine où il attend seulement deux jours pour rassembler son armée en un seul corps.

12. Quand le bruit se répandit que les diverses colonnes avait réuni leur multitude en une seule armée, la halte ne se prolongea pas ; mais aussitôt le roi envoie devant lui, dirigé par quatre ducs, un détachement d'hommes d'élite pour qu'ils prennent Narbonne, tout en destinant une autre troupe à y parvenir < par la mer > pour y livrer un combat naval. Et c'était bien sûr très peu de jours après le moment où l'on apprit avec certitude que Paul le rebelle s'était retiré de Narbonne en s'enfuyant lâchement ; cela ne pouvait que faire avancer rapide-ment la cause du pieux roi vers une issue d'autant plus heureuse. Mais comme Paul prétendait encore garder cette cité sous sa juridiction, il la donna à défendre à de nombreux traîtres et confia à son duc Wittimir la totalité de l'affrontement. Or, celui-ci, après avoir été aimablement exhorté par notre armée à livrer la cité sans effusion de sang, refusa catégorique-ment ; ayant fait verrouiller les portes de la cité, du haut du rempart, il maudit l'armée du pieux roi. Même à l'encontre du roi en personne, il redoubla ses malédictions et le voilà qui tente de jeter le trouble dans nos rangs par des menaces. Ce que la foule des hommes de notre parti ne supporta pas : un brusque échauffement des esprits l'enflamma et d'un jet de flèches, elle atteignit les visages des traîtres. Que dire de plus ? Un immense combat est < alors > engagé par les deux partis, et l'un et l'autre s'oppose alternativement par un jet de flèches. Mais au moment où les nôtres ont commencé à désespérer, ils ne se contentent pas de transpercer de leurs traits les insurgés qui combattent sur le rempart : ils se mettent aussi à déverser une telle pluie de cailloux vers l'intérieur de la ville que la cité semble submergée elle-même par le vacarme des cris et la crépitation des pierres. Voilà pourquoi, de la cinquième heure environ à la huitième heure de la même journée, un combat acharné fut livré des deux côtés. Cependant les cœurs des nôtres eurent une < nouvelle > flambée d'ardeur, ils ne purent supporter que la victoire fût encore différée et les voilà qui progressent vers les portes pour combattre de plus près. Alors, d'une main à laquelle Dieu donnait la victoire, ils mettent le feu aux portes, s'élancent sur les murs, investissent victorieusement la cité dans laquelle ils soumettent à leur pouvoir les insurgés. A ce moment-là, quand, l'épée encore en main, Wittimir eut gagné l'église, dans le trouble où l'irruption des nôtres l'avait plongé, il se mit à jurer derrière l'autel de la bienheureuse Vierge Marie qu'il allait se venger, non pas au nom du respect dû à ce lieu, le malheureux, mais au nom de son épée vengeresse : il brandissait de sa main droite cette épée et lançait des menaces de mort à tout le monde. Afin de réprimer sur-le-champ sa crise de démence, l'un des nôtres, tout seul, rejette ses armes en arrière, arrache le retable [tabulam] (*) et se jette sur Wittimir en l'en frappant de toutes ses forces. Et < celui-ci >, après avoir essayé de fracasser violemment par-dessous le retable, est bien vite renversé sur le sol, tout tremblant ; il est aussitôt capturé et on lui arrache l'épée de la main. Puis il est honteusement traîné, ligoté dans de lourdes chaînes et on lui inflige le supplice de la bastonnade en même temps qu'à ses acolytes avec lesquels il avait tenté de revendiquer la ville.

13. Après ces événements, la cité de Narbonne ayant été défaite et soumise, on continue la route pour poursuivre Paul, qui s'était transporté à Nîmes [Nemausus] dans l'intention de prendre sa revanche. Ensuite les cités de Béziers [Betteris] et Agde [Agate] sont soumises sur-le-champ. Mais à Maguelone [in Magalonensi urbe], voyant que l'armée s'est répandue tout autour de la ville pour l'assiéger et qu'elle est moins cernée par les soldats venus par voie de terre que par les hommes venus par la mer en vue d'un combat naval, Gumild, l'évêque de ce lieu, fut paniqué par ce désastre et prit la voie de l'échappatoire en rejoignant Paul, dont il était l'associé, à Nîmes. Quand l'armée d'Espagne s'aperçut que Gumild s'était échappé, elle prit bientôt la cité de Maguelone par une victoire toute semblable. Mais nos hommes déplacent aussitôt leur front vers la ville de Nîmes pour y défaire l'ennemi ; une première troupe de choc commandée par quatre ducs (*) est envoyée avec des combattants sélectionnés, parmi lesquels trente mille jeunes d'élite environ étaient chargés de précéder le roi. D'ailleurs, ceux-ci préviennent les pièges des insurgés, grâce à une vaillante progression jusqu'à Nîmes où Paul s'était réfugié pour combattre avec l'armée des Gaules, autrement dit le rassemblement des Francs ; après avoir fait route toute la nuit à marche forcée, les lignes de nos hommes apparaissent < aux rebelles > d'un seul coup, subitement trahies par la lumière du jour qui approche, se tenant prêtes < au combat > avec des armes aussi bien préparées que leurs âmes. Quand < les assiégés > les aperçoivent de la cité, comme ils s'apprêtaient à combattre peu d'hommes, ils décident de les surprendre en sortant avec leurs armes dans les étendues de la plaine. Cependant, ayant soupçonné des pièges risqués, ils choisissent < finalement > de faire la guerre du haut de leurs remparts, en restant à l'intérieur de la ville, plutôt que de soutenir à l'extérieur les risques imprévisibles d'un danger évident, attendant même que d'autres peuples arrivent à leur secours. Seulement, nos hommes engagèrent le combat dès que le soleil resplendit à l'horizon. La première ligne de bataille, pendant que crépite le son des trompettes, est prise sous un déluge de pierres. Et bientôt le son des trompettes s'amplifie, les nôtres affluent de tous côtés dans un grand vacarme de cris, visent les remparts de la cité avec des jets de pierres, renversent ceux qui se tiennent sur le rempart avec tout ce qui peut être projeté, javelots et flèches, tandis que ceux-là aussi jettent des traits de toutes sortes sur nos hommes pour leur résister. Qu'ajouterais-je ? Le combat est livré des deux côtés avec plus d'acharnement, des deux côtés on lutte à égalité, on se bat même avec une égale émulation. Ni les nôtres ni les autres ne cèdent aux forces engagées. Le combat a donc duré pendant toute cette journée-là sans que la balance de la victoire ne penchât d'un côté ou de l'autre. (**)

14. L'un des instigateurs des insurrections, constatant la violence du combat qui s'engage, et voulant insulter les nôtres depuis le rempart, lance ces commentaires à haute et intelligible voix (*) : "Pourquoi restez-vous ici à combattre sans répit pour mourir ? Pourquoi ne retournez-vous pas dans vos pénates ? Ou serait-ce, par hasard, une mort violente que vous voulez recevoir, en devançant votre mort naturelle ? Pourquoi ne recherchez-vous pas plutôt des défilés rocheux pour vous y cacher quand nos alliés auront fait leur apparition ? Croyez donc bien que j'ai pour vous de la compassion car je sais quelle sera l'issue de cette situation et qu'un renfort < nous > arrivera bientôt. Je sais parfaitement, en effet, que des troupes alliées encore plus nombreuses accourent vers nous. Cela fait deux jours que je les ai quittées pour venir ici au plus vite. Voilà pourquoi, sachant cela, j'attends avec compassion la fin misérable de votre cortège triomphal. Votre roi, pour lequel vous êtes venus vous battre, je vous le montrerai ligoté, je le vouerai aux invectives, je le ridiculiserai par l'insulte. Il n'y a donc pour vous aucun intérêt à livrer ici un combat si terrible pour cet homme qui est peut-être déjà bel et bien mort dans les embuscades de nos alliés. Et ce qui est plus grave, c'est que, quand notre victoire sera évidente, vous n'aurez droit, pour le reste, à aucune indulgence." A ces paroles, les cœurs des nôtres, loin de s'effrayer, furent pris d'une rage de combattre avec encore plus d'acharnement. Ils se rapprochent du rempart, tiennent bon, en combattant plus violemment qu'au début, et relancent avec ardeur la bataille qui s'est engagée.

15. Après ces événements qui occupèrent donc toute la journée, la nuit finalement mit un terme à la bataille. Or, au plus fort de la première journée, alors que les nôtres jusque là tenaient bon dans le combat avec un courage inlassable, ils confient au roi le sort de la bataille et réclament qu'on leur amène des renforts ; dans cette requête, ils n'avaient pas le lâche souci de leur propre salut mais bien sûr celui de ne pas être écrasés et tués, quand leurs forces s'épuiseraient, soit par le piège tendu à l'avance par un peuple étranger soit par ceux avec lesquels ils se battaient. Et ils firent bien. Car lorsque le roi apprend que Paul, l'usurpateur de la couronne, combat contre les nôtres, il n'y eut pour le reste aucun atermoiement. Avec une incroyable rapidité d'organisation, le roi envoya sous les ordres du duc Wandemir environ dix mille hommes choisis dans son armée pour venir en aide aux combattants, avec ordre de faire rapidement route toute la nuit, sans dormir, et d'arriver plus vite en avance, non tant pour briser l'ennemi par leur arrivée que pour relever le moral de nos troupes. Et les gardes de nuit, épuisés, commençaient à désespérer quelque peu de pouvoir tenir l'ennemi enfermé lorsqu'ils virent subitement arriver les secours qu'on leur avait envoyés ; sur-le-champ le sommeil s'enfuit de leurs yeux et dans l'action de grâce générale, comme les forces pour se battre sont revenues, on décide de donner l'assaut.

16. Déjà l'Aurore avait laissé sa couche orangée au soleil quand la foule des ennemis regarda cette masse d'assiégeants au travers du rempart : à travers ses ouvertures (*), ils peuvent voir parfaitement que les lignes des combattants sont devenues bien plus importantes que celles qui étaient visibles la veille. Paul, la tête du pouvoir insurrectionnel, monta alors lui-même jusqu'à un point de vue dominant afin de voir un tel spectacle. Et dès qu'il vit les lignes que nos hommes avaient disposées, sur-le-champ, dit-on, il eut l'âme abattue et s'exprima en ces termes : "Je reconnais que tout ce dispositif de combat a pour auteur mon rival ; c'est lui-même et personne d'autre, je pense, qui est ici car je le reconnais à sa manière d'arranger les choses." Tout en disant cela et des choses du même genre, il se redonne du courage et galvanise ses hommes pour le combat. "Ne soyez pas troublés par la peur, < leur > dit-il. Ce que vous voyez là, c'est seulement cette célèbrissime puissance des Goths qui se vantait avec sa morgue habituelle de venir l'emporter sur nous. Croyez que sont ici présents leur roi et toute son armée, oui, ici même : il n'y a rien de plus que vous ayez à craindre. Si célèbre qu'ait été leur puissance par le passé pour défendre les leurs aussi bien que pour terrifier les autres peuples, à présent, cependant, toute leur vigueur au combat s'est flétrie, toute leur science de la guerre les a abandonnés. Il ne leur reste aucune expérience de combat, aucune connaissance de la guerre. S'ils engagent en rangs serrés ne serait-ce qu'une bataille, sur-le-champ ils fileront vers des cachettes déjà choisies parce que leurs cœurs abâtardis ne peuvent pas soutenir la pression du combat. Mieux encore, ce que je vous dis là, quand vous aurez commencé à vous battre, vous le reconnaîtrez par vous-mêmes en parlant comme moi (**). Vous n'avez donc rien de plus à craindre, puisque vous avez devant vos yeux le roi avec la totalité de son armée." A ces propos, la plupart opposaient d'eux-mêmes l'argument que le roi ne pouvait s'avancer sans ses étendards (***). Ce à quoi lui répondait par cette explication que le roi était venu en ayant dissimulé les blasons de ses drapeaux (****), pour faire croire à ses ennemis qu'il y avait une autre armée en réserve, avec laquelle il s'approchait encore, comme s'il allait être bientôt accompagné d'une troupe bien plus importante que celle avec laquelle il était déjà arrivé. "Mais pendant qu'il fait croire cela, il nous illusionne, il nous prend au piège pour plonger dans une peur humiliante, par la fourberie de son plan, ceux qu'il n'est pas capable de vaincre complètement."

17. Et il n'avait pas encore fini ces explications qu'éclate tout à coup dans notre camp la sonnerie des trompettes militaires et que les nôtres attaquent et donnent un nouveau visage à la bataille de la veille. Mais nos ennemis, plaçant leur foi en la victoire dans leurs remparts plus que dans leurs forces, restent postés à l'intérieur de la ville, jettent leurs traits à travers le rempart et relancent de vifs échanges < de tirs > avec nos soldats. Aussi, l'intensité de l'affron-tement fut multipliée par cent des deux côtés mais l'ardeur de nos hommes au combat se montra plus acharnée. De fait, comme ils luttaient de toutes leurs forces et perçaient de coups avec des armes de toutes sortes l'ennemi resté à l'intérieur de la ville, la plupart des combat-tants étrangers, gravement blessés et admiratifs de la puissance et de l'égale persévérance des nôtres, prirent Paul à partie : "Nous ne reconnaissons pas cette ignorance du combat que tu prétendais trouver chez les Goths ; nous voyons en effet chez eux une grande audace et une grande volonté de vaincre. Voilà ce qu'enseignent, entre autres choses, les blessures que nous avons reçues ; ils tirent sur l'ennemi avec tant de vigueur que le bruit lui-même effraie avant même que le coup n'ait ôté la vie." Et Paul, terrifié par leurs propos, était terrassé par le filet de plus en plus resserré du désespoir.

18. Quant à nos hommes, comme ils déployaient plus de persévérance dans la lutte, l'idée de reporter leur victoire au lendemain les rendaient malades ; c'est donc avec un enthousiasme encore plus acharné qu'ils montent à l'assaut, s'estimant complètement vaincus s'ils ne peuvent vaincre rapidement. Pour cette raison, mus par une ardeur encore plus intrépide qu'avant, jusqu'à la cinquième heure du jour pratiquement, ils s'attaquent au rempart de la cité en le criblant sans cesse de leurs projectiles, envoient des pluies de pierres dans un bruit fracassant, incendient les portes en mettant le feu à leur base, font irruption dans la ville par les accès qu'ils ont taillés dans les remparts. Quand ensuite ils pénètrent glorieusement à l'intérieur de la cité, ils se fraient un chemin à coups d'épée. Et < nos ennemis >, dès lors qu'ils ne peuvent résister au courage intrépide de nos soldats, s'enferment à l'abri des arènes [intra arenas], qui étaient ceintes d'un rempart [muro] plus solide et de constructions plus anciennes. Quand ils s'aperçurent cependant que certains des nôtres, qui s'étaient cachés dans l'attente d'une proie, les poursuivaient, ils prirent aussitôt les devants et < juste > avant de se réfugier dans la place forte des arènes, ils les massacrèrent. Mais s'ils devancèrent et taillèrent en pièces, dans la foule de nos hommes, la plupart de ceux qui, avides de proies, étaient sortis à découvert, ce n'est pas qu'ils se comportassent avec un courage évident, au milieu d'un très grand nombre < d'ennemis > : ils agissaient au contraire comme des brigands, terrassant ceux qu'ils avaient vus s'approcher de l'enceinte des arènes à la recherche d'une proie, et d'autant plus facilement qu'ils les trouvaient isolés et non pas à deux en même temps contre un seul.

19. Une nouvelle insurrection surgit encore dans les propres rangs des insurgés : comme < à présent > même les citoyens, les habitants de la cité, ont rejeté la suspicion sur certains des leurs, ils éliminent d'une épée vengeresse ceux sur lesquels s'orientent les soupçons ; il arriva ainsi que Paul vit lui-même un individu de son entourage se faire massacrer devant lui par les mains des siens, et il se lamentait à grands cris que ce fût un esclave de sa maison et qu'il fût incapable de secourir quelqu'un qui était sur le point de mourir ainsi. Dès lors, d'ailleurs, devenu lui aussi livide et tout tremblant, il suscite le mépris de ses propres hommes au point qu'on aurait dit qu'il suppliait plutôt qu'il ne commandait tous les autres. De fait, il était considéré par les habitants du pays comme un suspect lui aussi, avec tous ceux qui avaient fait route avec lui depuis l'Espagne [Hispania] : ne songerait-il pas à les trahir pour gagner sa liberté ? Et si les habitants le condamnaient à mort, les Espagnols [Spani], eux, ne passeraient-ils pas dans le camp du roi ? Bref, au cœur même de la ville, le spectacle de la guerre devient lamentable. De tous côtés meurent des malades en masse ; de tous côtés on s'écroule ; de tous côtés on se fait même massacrer, puisque ceux qui fuyaient les épées des nôtres périssaient par celle des leurs. La cité fut donc remplie de cadavres d'êtres humains, dans un enchevêtrement de morts. Où que l'on jetât le regard, on avait devant les yeux soit des monceaux d'êtres humains soit des troupeaux d'animaux éventrés. Les croisements des rues étaient pleins de chair en décomposition, le reste du sol était imbibé de sang. Une mort horrible s'offrait à la vue dans les maisons : même dans les pièces les plus reculées, on se trouvait face à des corps sans vie. De même, à travers les rues de la ville, on pouvait apercevoir des cadavres d'hommes qui gisaient avec un visage particulièrement menaçant et une mine farouche proprement terrible, comme s'ils étaient encore postés au cœur même des combats ; ils avaient du reste une couleur hideuse, un teint jaunâtre, une laideur repoussante, une puanteur insoutenable. Certains même, parmi les morts qui gisaient, ayant reçu des blessures mortelles, se donnaient l'apparence de la mort afin d'échapper à sa réalité alors que la blessure assassine et la faim tragique qui les accablaient ne leur permettaient pas, à eux non plus, d'échapper au trépas, à l'exception d'un homme, pour lequel il a été prouvé que simuler la mort fut le prix de sa vie.

20. Or, Paul, qui avait désormais renoncé à son horrible tyrannie, se lamentait sur l'existence de ces atrocités et des horreurs du même genre, puisqu'il n'était en son pouvoir ni de résister à l'ennemi ni d'apporter le moindre secours aux siens. D'ailleurs un homme issu de sa propre famille vint à sa rencontre dans l'intention de l'insulter :"Pourquoi restes-tu planté là ? disait-il, où sont tes conseillers, qui t'ont conduit à ce désastre qui te ridiculise ? A quoi cela t'a servi de te dresser contre les tiens, puisque maintenant, dans une si grande et si mortelle défaite, tu ne peux ni pour toi ni pour les tiens servir à quoi que ce soit ?" C'est par ces propos qu'il l'insultait, excité qu'il était non tant par le désir de convaincre que par le besoin d'exprimer son amertume. Et comme < Paul > l'exhortait de manière affable à lui épargner cette douleur et à ne pas ajouter de la confusion à la confusion, < l'autre >, des gradins de marbre sur lesquels il était venu se tenir pour lui jeter ces insultes, descendit vivement, si bien que sous les yeux de Paul lui-même, il fut encerclé par ses hommes, massacré et se retrouva étalé par terre. Mais Paul leur disait : "Qu'est-ce que vous lui voulez ? Il est de ma famille. Qu'il ne meure pas !" Et il suppliait par des gémissements constants qu'on le laissât en paix. Mais comme dorénavant il était un objet de mépris, comme si lui-même aussi allait mourir d'une minute à l'autre, il ne parvenait pas à se faire écouter. C'est alors que le désespoir absolu qui le tourmentait le liquéfia et lui fit déposer les vêtements royaux qu'il avait pris par une ambition tyrannique plutôt que par une succession en règle ; et la justice extraordinaire et cachée de Dieu fit que le tyran déposa la couronne qu'il avait prise, le jour même où le pieux roi avait pris le sceptre de la royauté selon la volonté du Seigneur. C'était en effet ce jour-là, celui des calendes de septembre, que notre prince, on le savait bien, avait jadis accepté le rang suprême de roi. Et ce fut donc le jour où l'on put voir, au terme du cycle complet d'une année, la ville investie. C'est dans cette ville < aux remparts > éventrés que le tyran dépose le vêtement royal, c'est dans cette ville ensanglantée que nos ennemis reçoivent leur châtiment.

21. Au troisième jour de ces événements, après une nuit passée dans de profonds gémisse-ments, Paul est lui-même dans l'attente de sa fin dernière. Aussi, au matin, il commença à parler avec ceux qui avaient été les compagnons de sa perte, pour qu'ils se disent un dernier au-revoir ou bien, s'ils le pouvaient encore, qu'ils pourvoient à leur salut par quelque moyen. C'est alors qu'Argebald, l'évêque du diocèse de Narbonne (*), est envoyé d'un commun avis au roi, lui qui pouvait lui demander de leur laisser la vie sauve, lui qui pouvait le supplier de pardonner les offenses commises. De fait, par la célébration d'une eucharistie (**), certains avaient reçu la grâce de la sainte communion du corps et du sang de Notre Seigneur, en ayant déjà sur eux les habits dans lesquels ils se souciaient moins de recevoir les derniers outrages de la mort que d'être enveloppés quand ils seraient sans sépulture, eux à qui on refuserait à juste titre une tombe, s'ils étaient exécutés pour leur forfait. L'évêque Argebald, à qui ils avaient demandé pardon, était maintenant sorti < des arènes et de la ville >. Et voilà qu'il aperçoit le roi qui progressait rapidement, accompagné d'une troupe de combattants de valeur inestimable, et qui se trouvait à quatre milles environ (***) de la ville ; alors, pour aller à la rencontre du roi, < Argebald > saute de cheval, se prosterne à terre et le supplie de pardonner. A son arrivée, le roi retint un petit moment son cheval, et comme il avait les entrailles débordantes de miséricorde et que lui-même était en larmes, il ordonna qu'on relève l'évêque du sol. Et cet homme, une fois relevé, tout en étant secoué par les sanglots, disait d'une voix lamentable : "Hélas ! Nous avons péché contre le ciel et devant toi, très vénérable roi. Nous ne sommes pas dignes que ta piété satisfasse à notre demande, que ton pardon nous soit accordé et vienne à notre secours, nous qui avons sali la confiance que nous t'avions jurée et qui nous sommes fourvoyés dans une erreur si criminelle. Que ta piété veuille bien vite, je t'en supplie, qu'un glaive vengeur n'achève pas les survivants à demi-morts de notre camp, ni que l'épée ne cherche pas à éliminer plus de vies qu'elle ne l'a déjà fait. Ordonne que ton armée renonce à présent à faire couler le sang, et que les citoyens fassent grâce aux citoyens. Nous sommes un très petit nombre, assurément, à avoir échappé au glaive, mais pour ce petit nombre, on implore ton pardon. Fais donc grâce à notre < petit > reste afin que, si la mort a déjà frappé tous nos autres compagnons, qu'au moins il en reste à qui tu puisses faire miséricorde. Si en effet tu ne veux pas empêcher rapidement le massacre, il ne restera pas même les habitants de la ville pour assurer sa garde."

22. Bouleversé par ces paroles, le pieux roi en larmes ne resta pas insensible à cette prière, lui qui savait en effet, dans le secret de son cœur, que tout ce qu'il ordonnait d'anéantir, on le lui anéantissait, s'il n'offrait pas son pardon au suppliant. Voilà donc ce que le roi répondit à l'homme qui l'implorait : "Tiens pour certain ce que je vais te dire. Vaincu par tes prières, je t'accorde les vies (*) que tu as demandées. Celles-là, je n'en tirerai pas vengeance en les anéantissant par l'épée ; ce n'est pas aujourd'hui que je répandrai le sang de quelqu'un ; je ne supprimerai pas la vie dans un avenir proche, bien que l'offense commise par de tels actes ne puisse rester impunie." Mais alors, le vénérable < prêtre > le pressa pendant un long moment de ne pas faire payer le prix de sa vengeance à ceux dont il venait de lui accorder la vie. Ce qui rendit bientôt le roi furieux et moins clément : "Dorénavant, dit-il, ne m'imposez pas de nouvelles conditions, alors que c'est déjà bien que la vie vous soit accordée. Qu'il suffise donc qu'à toi seul j'aie fait complètement grâce, mais pour les autres, je ne promets rien de tout cela." Offusqué par cette < seconde demande >, il eut le cœur enflammé d'une vive colère et après avoir fait accélérer le pas, il alla rapidement jouir du triomphe de sa victoire, en envoyant devant lui des détachements de légats pour que nos hommes s'abstiennent de combattre aussi longtemps que la fine fleur de l'armée n'était pas arrivée pour prendre le centre de la ville.

23. Pour finir, après ce départ à marche forcée, le roi parvint à la ville < de Nîmes > entouré d'une suite et de troupes très impressionnantes qui suscitaient la stupéfaction. On y voyait en effet des signes guerriers miraculeux et terrifiants. Toutes les fois que le soleil luisait sur les boucliers, sous l'effet de la lumière réfléchie, la terre elle-même s'illuminait ; l'éclat des armes donnait aussi par lui-même à la lumière du soleil une intensité plus grande qu'à l'accoutumée. Mais qu'ajouterais-je ? Ce qu'a pu être alors la pompe des armées, la beauté des armements, l'allure des jeunes gens, l'union des cœurs, qui pourra le raconter en détails ? Car la protection divine s'est manifestée alors par un signe évident : un homme d'un peuple étranger eut, dit-on, cette vision que l'armée du pieux roi était protégée par des cohortes d'anges et que ces anges manifestaient les signes de leur protection en tournoyant au-dessus du camp de cette même armée. Mais en passant sous silence pour l'instant ces prodiges et ceux du même genre, suivons l'enchaînement du récit que nous avons entrepris.

24. Après que le roi se fut aperçu que l'armée s'était enfin rassemblée et réunifiée – il était à environ un stade de la ville – , animé qu'il était par une incroyable excitation, il donne aux ducs [duces] leurs affectations, incorpore de nouveaux fantassins [plebes], forme les différents bataillons [acies] et organise leur plan de bataille ; mais auparavant, il a disposé comme elle l'avait déjà été un bataillon d'hommes courageux le long des crêtes montagneuses et des rivages maritimes qui jouxtent les territoires de la Francie [Franciae], afin que la troupe de ses guerriers pût en toute tranquillité exécuter ses consignes de combat et se battre avec d'au-tant plus de sécurité qu'elle n'aurait perçu aucun danger en provenance des peuples étrangers. < Wamba > envoie alors quelques-uns de ses ducs choisis pour leur supériorité physique autant que morale, afin qu'ils tirent Paul et tous les autres incendiaires de ses insurrections des renfoncements des arènes où ils s'étaient cachés en fuyant la mort. L'ordre est exécuté sans délai et Paul en personne est soudainement extrait avec ses partisans de leurs cachettes des arènes : passé par-dessus le mur et jeté à bas dans un état moribond (*), il est tâté comme un vil objet (**). Puis, toute cette foule insolente de Gaulois et de Francs qui avaient convergé de ci de là pour se battre contre les nôtres est prise avec d'immenses trésors et faite prisonnière. Cette bande perfide prise avec son roi se tenait maintenant en un même endroit, entourée à sa gauche et à sa droite par notre armée ; deux de nos ducs, montés sur leurs chevaux, tiennent Paul au centre avec leurs bras tendus, après avoir attaché ses mains à ses cheveux : ils le poussent et le font avancer comme un valet de pied, pour le présenter au roi.

25. A ce spectacle, le roi dit en pleurant, les mains tendues vers le ciel : "Je te loue, mon Dieu, roi de tous les rois, toi qui as autant humilié l'orgueilleux que s'il était blessé et qui, par la vigueur de ton bras, as écrasé mes adversaires". Voilà les propos, ou ceux du même genre, que tenait le roi entre deux sanglots. Mais bientôt, après avoir levé les yeux, l'usurpateur [tyrannus] vit le visage du roi, et aussitôt il se coucha à terre et dénoua son ceinturon : à présent, il était bien sûr à l'agonie et dans une extrême anxiété, ne pouvant discerner ce qu'il lui arriverait. C'était pour les yeux un spectacle remarquable que de voir comment < cet homme > était tombé d'une position si élevée – même si c'était celle d'un rang usurpé – dans cette soudaine humiliation, pleine d'infamie désormais. Cela valait la peine d'être contemplé, la facilité avec laquelle ce renversement lui-même s'était produit : on pouvait voir qu'il avait été bien vite renversé, celui dont on parlait avant comme d'un homme glorieux ; cet homme que le jour précédent avait encore vu roi, c'est par une chute bien précipitée qu'il était tombé dans la déchéance ! En cet individu, cette sentence du prophète a trouvé un bel accomplissement : "J'ai vu, dit-il, l'impie exalté au-dessus < des autres >, élevé au-dessus des cèdres du Liban. Et j'ai passé mon chemin, et voici qu'il n'était plus ; et je l'ai cherché, et on ne trouva pas l'endroit où il résidait" (*). A quoi bon disserter ? Comme à présent Paul lui-même et tous les autres captifs de son parti qu'on avait fait avancer se tenaient devant le cheval du roi, < celui-ci > leur dit : "Pourquoi vous êtes-vous précipités dans une telle folie, pour m'avoir rendu le mal pour le bien ? Mais à quoi bon m'attarder encore ? Allez et soyez sous bonne garde jusqu'à ce que l'on mette votre sort en délibération judiciaire. Je vous laisserai en effet la vie sauve, quand bien même vous ne le méritez pas." Il les dispersa alors dans toute l'armée en les livrant aux gardes assignés à leur surveillance. Mais tous les Francs qui avaient été capturés, il ordonne qu'on les traite avec respect. Il y avait en effet < parmi eux > des membres de leurs familles les plus nobles, qui avaient été livrés en otages ; quant aux autres, ils étaient les uns d'origine franque, les autres d'origine saxonne, et tous, il les renvoie en même temps dans leurs foyers, avec la munificence royale dont il était débordant, dix-huit jours après leur capture, disant que le vainqueur ne devait pas être sans pitié pour les vaincus.

26. C'est donc le 31 août (*) [673] que les nôtres engagèrent le combat contre la ville de Nîmes. C'est le jour suivant, le 1er septembre (**), qu'ils pénétrèrent dans la ville. Et c'est le troisième jour, à savoir le 2 septembre (***), que l'usurpateur Paul fut vaincu par une capture qui l'arrêta < dans ses entreprises > d'une illustre manière. Mais à la suite de ces événements, le pieux roi, dont le cœur se souciait de réparer la ville qu'il avait prise, fait combler les brèches dans les murs ; il fait remplacer les portes incendiées ; il fait donner une tombe [tumulum] à ceux qui n'avaient pas reçu de sépulture, tout en restituant aux habitants ce qui leur avait été pris en butin et en pansant les plaies du trésor public. Il ordonne d'ailleurs qu'on surveille avec une vigilance accrue la totalité du trésor que < ses hommes > avaient pris, non parce qu'il était tenté par un cupide enrichissement, mais parce qu'il était poussé par l'amour de Dieu à vouloir que les objets consacrés à Dieu pussent être plus facilement mis à part et rendus au culte divin. Paul en effet avait lui-même accumulé péché sur péché d'une façon particulièrement impie puisqu'à l'usurpation du pouvoir il joignait le sacrilège. Car comme le dit un sage : "Si ce n'avait été par la spoliation des saintes églises, on ne pourrait expliquer comment il faisait fructifier son trésor." D'où vient que l'on rassembla dans un même endroit un très grand nombre de vases d'argent pris dans les trésors du Seigneur et cette fameuse couronne d'or que le roi Reccarède [Reccaredus] de divine mémoire avait offerte au corps du très saint Félix, couronne que ce même Paul osa mettre sur sa tête insensée ; tous ces objets, < Wamba > prit de soigneuses dispositions pour les mettre à part et s'appliqua avec une très grande dévotion à les restituer dans la mesure où l'objet revenait à l'église.

27. Le troisième jour après leur victoire s'était levé sur les vainqueurs [le 5 septembre] quand Paul lui-même, chargé de chaînes, fut présenté en même temps que tous les autres au roi qui siégeait sur un trône. Selon la coutume des anciens, < Paul >, le dos courbé, place ses épaules sous les semelles royales, puis son sort est mis en jugement en présence de toutes les troupes, en même temps que celui de tous les autres, l'avis général étant que les instigateurs de la mort du roi recevraient eux-mêmes la mort. Mais aucune sentence de mort ne fut portée contre eux, ils eurent seulement la tête rasée en représailles, comme cela était recommandé. Certains pourtant répandaient l'opinion que les Francs arriveraient au plus vite pour faire évader le captif. Mais le roi, qui attendait l'occasion de se battre avec les Francs, - car il avait le désir de venger l'offense causée par cette affaire mais aussi celles que son peuple avait reçues par le passé -, le roi, donc, attendait de pied ferme, jour après jour, avec courage, l'attaque de ceux contre lesquels il était prêt à livrer par tous les moyens une bataille décisive. Et comme aucun Franc ne s'approchait pour combattre, il s'était promis d'aller lui-même les attaquer, < et il l'aurait fait > si le conseil réfléchi de son cœur et celui de ses barons [optimates] ne l'avaient fait revenir en arrière pour que la rupture du pacte conclu entre les deux peuples ne fût pas une occasion de réclamer le sang. Or, tandis qu'il se préparait < encore > à faire la guerre contre < les Francs >, au soir du quatrième jour depuis qu'il avait pris Paul, l'attaque du peuple étranger qu'il attendait de pied ferme ne venait toujours pas. On ne signalait même aucun mouvement anticipé de l'ennemi, aucune approche, aucun rassemblement vraiment hostile, puisque même les villes de Francie les mieux défendues se lamentaient maintenant, disait-on, à l'idée de leur propre chute définitive, et tous leurs habitants [cives], pour ne pas être surpris par les nôtres, avaient abandonné les villes et ils erraient de long en large, changeant toujours de résidence, dans le souci bien sûr de protéger leurs vies par d'obscures échappatoires. De fait, le pieux roi stationnait avec son armée dans la plaine, à distance de la ville de Nîmes. Là, il établit un camp et l'entoura d'un mur extrêmement solide dans un laps de temps extraordinairement court. Alors qu'il y attendait de pied ferme l'arrivée des ennemis, il apprend subitement par un messager accouru en avant qu'un des ducs de Francie, appelé Loup [Lupus], s'était avancé dans le territoire de Béziers d'une manière hostile. C'est pourquoi, quatre jours après la capture de Paul, [le 7 septembre], < le roi > sortit de la ville de Nîmes, en fonçant avec son armée, et il s'efforça de prévenir les pièges de l'ennemi portés à sa connaissance. Mais de son côté, Loup, apprenant juste à côté du village appelé Asperianum [Aspiran] le retour du roi, s'enfuit dans une telle panique que l'armée semblait faire défaut à son duc et le duc à son armée. De fait, ce n'est pas en fuyant qu'il soutint ses hommes ni que ses hommes purent le rattraper peu ou prou ; leurs cœurs en effet avaient été tellement brisés par la peur qu'ils détalèrent lamentablement (*), comme s'ils voyaient à présent nos épées au plus près de leurs nuques, s'engageant moins dans les routes ouvertes en tous sens que dans les gorges des montagnes, et ils firent la démonstration que l'échappatoire de la fuite était le prix à payer pour leur vie ; dans cette pagaille, ils abandonnèrent bien sûr à nos troupes un nombreux butin, constitué autant par les hommes qui ne pouvaient suivre les autres que par les bêtes de somme ou les vivres qu'ils avaient amenés en grande quantité avec des chariots, pour se ravitailler. Et de toutes les manières, la troupe de combattants déjà levée et envoyée par le roi pouvait les rattraper en lançant < contre eux > leurs attaques ; mais leur fuite fut si pitoyable, ils rejoignirent même si vite les cachettes de leur pays qu'ils donnaient l'impression, où qu'ils fuient, où qu'ils aillent se cacher et se tenir, de ne laisser absolument aucune trace.

28. Aussi, quand le roi eut la conviction qu'il ne pourrait trouver Loup et tous ses hommes, il gagna Narbonne tranquillement et entra dans la ville en vainqueur. Là, il commence par faire un don généreux pour atténuer la destruction de tous les biens de la province narbonnaise, leur entière disparition et leur saccage, qu'avait subis cette terre secouée de grandes fièvres à cause de la dépradation et de l'invasion de nos hommes ; < le roi > organise la réparation < de cette destruction >, il établit des conseils pour y pourvoir ; de façon remarquable, il rétablit aussi la situation générale en apaisant < les esprits >. Il chasse de la région les conseils de gouverne-ment formés par les insurgés, arrache les racines de toute rébellion, chasse les Juifs, place à la tête des villes des gouverneurs [rectores] plus pacifiques, leur demande d'apaiser de toutes les manières le dommage causé par un si grand malheur et de faire en sorte que cette région souillée par de si grands péchés, après avoir été nettoyée par un nouveau baptême judiciaire, se fasse pardonner. Dans la mesure en effet où la région des Gaules insurgée s'était laissée emporter par la morgue habituelle de son orgueil, elle fut ravagée par un pillage particulièrement impitoyable : toute sa fortune fut détruite, tous ses moyens de subsistance dévorés, à tel point qu'on s'imaginerait de bonne foi < aujourd'hui > qu'il n'y a jamais eu en elle toutes les formes de lèpre et de vice qu'elle avait contractées.

29. Ainsi donc, après la ruine et la soumission des Gaules, le roi put s'acheminer en toute sécurité directement vers l'Espagne, sans craindre un mouvement des Gaulois derrière lui, ne redoutant même aucun piège de la part des Francs ; il était persuadé qu'il n'y avait personne chez les siens pour vouloir l'attaquer ou chez les étrangers pour vouloir le piéger. Si grands étaient le courage et l'assurance avec lesquels, loin de craindre les peuples de barbares qui l'entouraient, il les méprisait, qu'il était encore à l'intérieur des Gaules, vers le lieu appelé Canaba [Les Cabanes de Fitou], quand il s'acquitta à l'égard de toute l'armée des remercie-ments mérités par la réussite de leur expédition, et licencia tous ses hommes depuis cet endroit-là. Lui-même parvint à Elne [Helena], où il s'arrêta pour une halte de deux jours. Et c'est ainsi qu'après son départ de cette ville, il revint couronné de succès en Espagne et regagna la capitale de son royaume cinq mois après son départ [octobre 673]. Et d'ailleurs, il faut raconter le triomphe amplement célébré avec lequel il entra dans la ville royale [Tolède], en exultant < à cause du sort > de ses ennemis, il faut le raconter pour que, tout comme les siècles à venir chanteront le signe éclatant de son immense gloire, les générations futures n'oublient pas non plus l'ignominie des insurgés.

30. En effet, à environ quatre milles de la ville royale, Paul, le chef de cette prise de pouvoir [princeps tyrannidis], et tous les autres incendiaires de ses insurrections sont mis dans des véhicules tirés par des chameaux : ils ont le crâne tondu, la barbe rasée et les pieds nus, et sont couverts d'une tunique ou d'un vêtement assez crasseux. Le roi de leur perdition se trouvait en personne à leur tête, digne de toute l'infamie de leur confusion, couronné avec du bois de laurier noir tressé. Venait ensuite derrière leur "roi", dans un long défilé, le cortège des gens de sa cour, tous assis dans ces mêmes véhicules dont on a parlé et tous entrant dans la ville sous les mêmes quolibets que < leur > lançaient les gens du peuple debout de part et d'autre. Il faut vraiment le croire, seule la providence d'un jugement extraordinaire de Dieu a pu leur valoir un tel sort, pour que le fait de les voir assis dans leurs véhicules, exhibés honteusement aux yeux de tous, montre si bien le suprême degré de confusion qu'ils avaient atteint, et pour que les ambitieux qui avaient cherché à s'élever contre toute règle humaine, par la malice de leur esprit, paient < ainsi > l'injustice de leur ascension. Que l'on retienne donc ces événements pour les raconter aux générations futures, afin qu'ils donnent de l'espoir aux gens honnêtes, qu'ils servent d'exemples aux gens malhonnêtes, qu'ils fassent la joie des fidèles, le tourment des infidèles : si les uns et les autres s'examinent à la lumière de cette lecture, ceux qui marchent sur des sentiers droits fuiront les risques de chute, et ceux qui sont déjà tombés se reconnaîtront dans ces événements publiés ici pour servir d'éternels avertissements.

 

FIN DE L'HISTOIRE DE PAUL.

 

Notes sur la traduction :

- Paragraphe 1 :

(*) "gestum". On voit bien dans ce passage l'origine et le sens du mot français "une geste".

- Paragraphe 2 :

(*) "unus ex officio ducum".

- Paragraphe 3 :

(*) Passage un peu obscur qui peut signifier "il offrit sa paix à tous les assistants" ou bien "il s'engagea à garantir la paix à tout le monde".

(**) Petite ville aujourd'hui appelée… Wamba, à 20 km de Valladolid.

(***) Soit 180 km ; en fait plus de 200.

- Paragraphe 5 :

(*) La région qu'on appelle à la même époque la Septimanie, terme que Julien n'emploie jamais, peut-être parce qu'il évoquait le sentiment vaguement "nationaliste", dirait-on aujourd'hui, qu'on croit discerner entre les lignes chez certains acteurs de la rébellion et chez les habitants qui les soutiennent. Julien prend soin de désigner cette terre comme une simple partie légitime du royaume wisigoth.

- Paragraphe 6 :

(*) "huius caput tyrannidis".

(**) "Mons Cameli", selon toute vraisemblance le Pic Saint-Loup (34), appelé en occitan Lou Cam. Cf le commentaire, "A propos de l'histoire du roi Wamba", § 4.

- Paragraphe 7 :

(*) Mot-à-mot : " pour éteindre la renommée des insurgés".

(**) "tyrannidem celeriter maturatam".

(***) "sub gardingatus… officio" : ce terme militaire appartient à la civilisation des Wisigoths.

(****) "tyranno".

- Paragraphe 8 :

(*)"tyrannidis suae consilium".

- Paragraphe 9 :

(*) Ce terme désigne le nord de l'Espagne, plus exactement la partie nord de la Tarraconaise, tournée vers les Pyrénées et l'Océan, et occupée essentiellement par les "Basques".

(**) "primatibus palatii".

(***) Mot-à-mot : "de carapace de tortue". Ce terme militaire, à l'époque romaine, en particulier chez César, pouvait désigner soit une machine de guerre montée sur roues, soit cette célèbre formation d'attaque des soldats formant une voûte au-dessus de leurs têtes avec leurs boucliers joints. Le terme semble n'avoir plus qu'un sens général et métaphorique à l'époque des wisigoths.

- Paragraphe 10 :

(*) Cf 1 Samuel, IV,17-18.

- Paragraphe 11 :

(*) Ce terme géographique aujourd'hui disparu est utilisé plus ou moins précisément par les géographes anciens (Pomponius Mela, Pline l'Ancien, Avienus) pour désigner la côte et la plaine de ce qui s'appelle depuis le Moyen-Age le Roussillon, depuis l'étang de Salses jusqu'au pied des Pyrénées.

(**) Le texte ne dit pas précisément dans quelle place forte se réfugie alors Wittimir. Mais la mention de la Sordonie fait penser qu'il pourrait s'agir du château d'Opoul, aujourd'hui en ruines, non loin de Salses et de la voie romaine qui reliait les Pyrénées à Narbonne.

- Paragraphe 12 :

(*) Dans ce passage un peu ambigü, on peut comprendre que le soldat arrache le retable soit du mur soit des mains de Wittimir qui s'en servait comme bouclier. Toujours est-il que c'est à notre connaissance la plus ancienne mention d'un retable chrétien en bois, comme on en voit encore dans la moindre chapelle du pays catalan.

- Paragraphe 13 :

(*) "duces".

(**) On remarquera très nettement dans ce paragraphe, comme tout au long de ce récit, une "alternance" dans l'emploi du passé et du présent de narration que nous avons essayé de conserver même si le français supporte un peu moins bien la souplesse dont fait preuve le latin. Etienne Dussol, de l'Université de Perpignan, rappelle que "cette alternance se retrouve souvent avec les mêmes problèmes de traduction dans les textes épiques ou chez Marie de France, mais souvent elle paraît correspondre à une sorte de "travelling" verbal (du lointain au proche et du proche au lointain)".

- Paragraphe 14 :

(*) Etienne Dussol rappelle que l'échange d'insultes est rituelle dans les combats médiévaux comme dans les épopées antiques.

- Paragraphe 16 :

(*) Nous avons traduit "per serenam aciem luminum" dans le sens des perspectives dégagées qu'offraient les ouvertures ("lumina") du rempart. Mais on peut aussi traduire "grâce aux éclats des armes < qui brillaient au soleil >".

(**) "in meis verbis" est une expression difficile à comprendre dans cette phrase (est-elle bien placée dans le texte latin ?). Nous l'avons rendue, faute de mieux, par "en parlant comme moi".

(***) "sine signis".

(****) "cum bandorum signis absconditis".

- Paragraphe 21 :

(*) "Narbonensis ecclesiae praesul".

(**) Mot-à-mot : "des hosties ayant été présentées à Dieu".

(***) Mot-à-mot : "au quatrième milliaire".

- Paragraphe 22 :

(*) "animas".

- Paragraphe 24 :

(*) Passage un peu obscur : "per murum depositus".

(**) "uiliter contrectatur".

- Paragraphe 25 :

(*) Psaume 37(36), 35-36.

- Paragraphe 26 :

(*) "primo die pridie Kalendarum Septembrium".

(**) "sequenti die Kalendarum Septembrium".

(***) "quarto Nonarum Septembrium".

- Paragraphe 27 :

(*) Mot-à-mot : "courant et trébuchant en même temps".

 

 

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